Publié dans les éditions du 21 février 2014
L’ambassadeur d’Ukraine réagit à une chronique du colonel Jean-Louis Dufour publiée dans notre édition du 12 février 2014
«Je me réjouis que votre journal ne reste pas indifférent aux événements dans mon pays(*). Le sujet étant vaste, Monsieur Jean- Louis Dufour a réussi un tableau bien complet des enjeux des débats et confrontations qui animent la vie politique en Ukraine, ce dont je le félicite. Je dois toutefois réagir à quelques points de principe qui, au-delà des facteurs de la crise actuelle -, concernent les fondamentaux de l’Ukraine, avant tout, notamment son européanité.
Je vous saurais gré de publier ma lettre dans la rubrique «Droit de réponse» de votre journal. Ainsi, je tiens à m’opposer à quelques distorsions d’optique et à épingler certaines imprécisions qui se sont glissées dans cet article.
Avant tout, je m’inscris en faux contre l’énoncé du titre (Ukraine «moins européenne que russe»). L’Ukraine, depuis des siècles, est européenne de par sa culture, sans parler de sa situation géographique. Il reste à l’Ukraine à parachever son appartenance à l’Europe en termes de valeurs, en finalisant l’ancrage de l’Etat de droit, de la démocratie et de la bonne gouvernance.
D’autre part, la proximité avec la Russie et certaines références historiques en partage n’impliquent pas l’évidence d’un choix politique ou sociétal. L’évolution de l’Ukraine depuis 22 ans de son Indépendance l’atteste clairement: ses politiques et ses choix sont uniquement pro-ukrainiens. En même temps se rapprocher de l’Union Européenne ne signifie pas pour nous s’éloigner de la Russie, mais adopter un modèle de développement plus efficient. Par conséquent, il est erroné, sinon dégradant, de ne voir que «recherche de tuteur» ou «balancement entre deux influences étrangères» là où il s’agit de choix d’avenir, de la meilleure approche pour mettre en oeuvre les réformes et moderniser le pays. Le président d’Ukraine Viktor Yanukovych n’a-t-il pas rappelé récemment que «l’Ukraine n’acceptera pas de jouer le rôle d’un Etat complémentaire ou subalterne». Quant au rôle de l’Union Européenne dans les événements, il est injuste de la présenter unilatéralement comme soutien de l’opposition : de nombreuses visites à Kyiv de Madame Catherine Ashton, Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique sécurité, et de Monsieur Stephan Fuele, Commissaire européen, ainsi que leurs nombreux entretiens avec le président d’Ukraine et les leaders des partis politiques, attestent un rôle éminemment constructif de l’UE dans la recherche des solutions à la crise.
Je regrette aussi que l’article s’est trouvé perméable aux clichés issus de discours chauviniste grand-russien, tels que «tout, sauf un Etat-nation», «ventre mou de la Russie » ou concernant la signification du nom du pays («au bord») qui ont très peu à voir avec la vérité historique. Je m’abstiendrai de les commenter, ces thèmes ayant été bien développés dans de nombreuses sources. Enfin, je suis obligé de décaricaturer les circonstances du batême de l’antique Etat de Kyiv - la Rous -, qui s’étendait entre la mer Noire et la mer Baltique (et dont l’un des princes fonda Moscou, soit dit en passant). L’adoption du christianisme fut décidée en 988 par le prince de Kyiv Volodymyr le Grand pour - justement! - arrimer son pays à l’Europe. Au même moment il opta pour le rite oriental, séduit par ses fastes. Le schisme entre les églises d’Orient (orthodoxe) et d’Occident (catholique) ne surviendra qu’en 1054.
Pour conclure, je reviens de nouveau à l’intitulé de l’article évoquant un «pays divisé». Au fait, tout pays est divisé, surtout au moment des élections ou de grands débats de société. Ainsi, faut-il le présenter comme un handicap critique? L’Ukraine est et restera multiple, tant sur le plan culturel, linguistique que religieux.
En ce qui concerne l’Ukraine, elle ne connaît qu’une seule division cruciale - celle entre son passé et son avenir."
Yaroslav Koval