Le quotidien "Le Matin" a récemment publié un article de Pascal Boniface intitulé "Ukraine: comment Vladimir Poutine a rétabli le jeu à son avantage"
La teneur et le langage de ce texte laissent perplexe. Derrière un narratif aseptisé et détaché on découvre une justification implicite de l’agression russe contre l’Ukraine et une sorte de carte blanche tendue complaisamment au pays agresseur.
Mais voyons de plus près quelle est cette « novalangue » véhiculé par le texte qui, mine de rien, déforme les notions fondamentales.
Et bien, commettre une agression contre un Etat voisin c’est « rétablir le jeu à son avantage » ou le mot « jeu » semble désigner la liberté et la stabilité des pays concernés par la Politique européenne de voisinage.
Occuper militairement la Crimée c’est – rassurons-nous – « renforcer son dispositif militaire ». Et on s’empresse de complimenter l’agresseur : il fait tout cela « sans entrer en guerre ». Et puis, après tout, ce n’est qu’« une démonstration de force ». Tenons-le-nous pour dit : quand on bafoue la Charte des Nations Unies et on fait fi de ses engagements internationaux, l’on ne fait que « renverser la situation à son avantage ».
En parlant de « renversement d’un protégé à Kiev » l’auteur de cette analyse ignore la recomposition, dans les règles de la démocratie, de la majorité au parlement ukrainien qui a formé un nouveau gouvernement, réformateur celui-là, et décidé à finaliser l’accord d’association et de libre échange avec l’UE. Cela, c’est la réalité, mais dans le texte on est plus terre-à-terre : on ne voit qu’un « protégé » fuyard et une « défaite », rien de plus.
Ou une autre astuce : quand un pouvoir local parfaitement illégitime, installé par l’armée d’un pays voisin, organise en Crimée un « référendum » d’auto-détermination d’une région occupée militairement, cela signifie « opposer les principes d’intégrité territoriale ». Rien de plus !
Et la communauté internationale, comment peut-elle faire revenir à la raison une puissance qui renie le droit ? Peine perdue, semble nous dire l’auteur : ce pays « n’a pas grand-chose à perdre ». Car, faut-il comprendre, se retrouver au ban de la communauté internationale, ce n’est pas grand-chose ? Un isolement international sans précédent n’est pas une « perte » ? Et puis, laissons-les faire, pourvu qu’on ait leur gaz.
En fait, nous suggère ce texte, quand on brutalise le droit international et qu’on agresse un pays voisin, ce n’est qu’une question du rapport entre « gains et pertes ».
Mais peut-on aborder la situation comme si c’était une sorte de « Monopoly » géopolitique, un jeu dépourvu de tout sens juridique et moral, réduit impudemment aux « gains » et « pertes » ?
Au fond, une telle lecture détachée et complaisante de la situation ne fait que contribuer, hélas, à déformer et à vider de sens les principes angulaires de notre civilisation.
En réalité, un pays européen de 45 millions d’habitants est cyniquement empêché de se rapprocher de l’UE, de faire siennes ses valeurs et de parachever l’Etat de droit et la démocratie. En réduire la lecture à « un jeu brutal », mais « habile » est un déni de droit et de bon sens, déni inacceptable et révoltant.
Yaroslav Koval
Ambassadeur